Depuis plus de trois décennies, l’insertion professionnelle des jeunes constitue une préoccupation majeure. La Commission européenne a introduit en 2010 un nouvel indicateur : les « NEETs ». Contraction de l’expression anglaise Not in Education, Employment or Training, il permet de mesurer la part des jeunes déscolarisés, sans emploi ou ne suivant aucune formation parmi l’ensemble de la population de la même catégorie d’âge.
Pour mieux comprendre ce phénomène et ses enjeux, nous nous entretenons aujourd’hui avec Bernard Gazier, spécialiste des transitions entre l’école et la vie active, la diversité des formes d’emploi et les reconversions professionnelles, qui a récemment publié un chapitre sur les NEETs dans l’ouvrage « Que sait-on du travail ? » (à paraître le 20 octobre aux Presses de Sciences-Po)1.
Intersection Le Lab : quels sont les principaux constats que vous posez sur ces jeunes « ni en emploi, ni en études, ni en formation » ?
Bernard Gazier : Si l’on se réfère aux dernières statistiques publiées par Eurostat, le service de statistiques de la Commission européenne, les NEETs représentaient 12,8% des jeunes en France en 2022. C’est un niveau élevé et qui reste très proche de la moyenne européenne. Un autre fait qu’il me semble important de relever, c’est que quasiment tous nos voisins européens ont réussi à faire baisser significativement le taux de NEETs ces dernières années alors qu’en France cette part est restée relativement stable, oscillant entre 12% et 15% au cours de la dernière décennie.
C’est une question importante car il y a parfois une confusion autour de la notion de NEET. Et c’est compréhensible car c’est une catégorie statistique qui regroupe une population très hétérogène. On y retrouve à la fois des jeunes en décrochage scolaire, en chômage de courte ou de longue durée, en situation d’invalidité mais également des jeunes parents ayant fait le choix de se retirer (temporairement) du marché du travail ou des étudiants en congé sabbatique ! Autrement dit, la catégorie « NEET » regroupe des individus aux profils et aux conditions de vie très diverses.
En France, environ 40% des NEETs sont au chômage, 15% se consacrent à des responsabilités parentales, 7% font face à des maladies ou des situations de handicap… Mais là où la France se distingue une nouvelle fois de ses voisins européens, c’est par la forte proportion de chômeurs de longue durée : 16% des NEETs étaient en chômage de longue durée en 2019 en France, contre 14% en moyenne en Europe et 9% en Allemagne.
Comment expliquer cette forte proportion de chômeurs de longue durée parmi les NEETs en France ?
Je crois que c’est le résultat de la conjonction de deux facteurs. Tout d’abord, notre pays se caractérise par une très forte segmentation de son marché du travail entre des emplois dits de bonne qualité (emplois stables, bien rémunérés, offrant de bonnes conditions de travail) et des emplois précaires. La France est par exemple, avec la Croatie, le pays où la part des contrats courts (CDD, intérim) est la plus importante. Cette caractéristique hexagonale s’est aggravée ces dernières années avec le développement de l’économie des plateformes (VTC, coursiers à vélo, etc.).
D’autre part, en France, les NEETs ont un très faible niveau de qualification : le taux d’abandon scolaire est certes en baisse – il est passé de 12,6% en 2010 à 8,2% en 2019 – mais près de 100 000 jeunes sortent encore chaque année du système éducatif sans diplôme.
Ces jeunes qui quittent prématurément le système scolaire ou avec un faible niveau de qualification arrivent totalement désarmés sur un marché du travail qui valorise plus que tout le diplôme3. Ils alternent des phases de chômage et de retour en emploi mais sans perspective d’insertion ou d’évolution professionnelle à long terme. Ces allers-retours et l’incapacité à pouvoir se projeter dans un emploi stable conduisent inéluctablement à un phénomène de découragement, et parfois à la création d’un cercle vicieux qui se traduit par un éloignement durable du marché du travail.
Quelles seraient vos recommandations pour le système éducatif ? Quelles leçons peut-on retenir des expériences étrangères ?
Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur ce sujet mais je voudrais m’attarder sur un exemple qui me semble être emblématique de la situation française : la question de l’apprentissage.
C’est bien connu, l’apprentissage est un moyen efficace pour de lutter contre le décrochage scolaire en proposant des enseignements plus pratiques et orientés vers le monde professionnel. Il constitue une alternative pour les élèves moins à l’aise avec les enseignements purement théoriques et qui ont besoin de pratique pour appliquer les savoirs dispensés par l’école.
On cite souvent l’Allemagne, et c’est vrai que le système dual allemand a longtemps été réputé pour son efficacité. Il connaît cependant une certaine désaffection depuis quelques années. De mon point de vue, le véritable modèle se trouve en Suisse. La filière d’apprentissage y est complète, allant des niveaux les plus bas jusqu’au Bac+5, et elle n’enferme pas les apprenants vers des filières ou des métiers peu valorisés. Par ailleurs, le système permet d’accompagner les élèves et les salariés dans leur évolution professionnelle aux différents stades de leur carrière.
En France, la réforme de 2018 a certes permis de doubler les places d’apprentissage mais ce développement s’est majoritairement fait dans l’enseignement supérieur. Je ne nie pas l’intérêt de l’alternance pour les étudiants en BTS ou en Master mais je pense que le système a malheureusement raté sa cible. Résultat : la réforme n’a eu que peu d’impact sur les élèves présentant des risques d’échec scolaire.
NEET un jour, NEET toujours… les NEETs sont-ils vraiment condamnés à le rester ?
Oui et non. L’image que l’on a généralement d’un NEET ne correspond pas à la réalité. Comme je vous l’expliquais, la trajectoire typique des NEETs est plutôt celle d’une alternance entre des statuts différents, entre des périodes de chômage, d’emploi, de formation ou des dispositifs d’insertion.
En revanche, ce qui est indéniable c’est que cette situation de grande instabilité peut se prolonger sur une longue période. On a tendance à considérer que le phénomène ne concerne que les plus jeunes mais les chiffres nous montrent que le taux de NEET ne se résorbe pas avec l’âge : en 2019, il touchait par exemple 16,9% des 30-34 ans. Ces tranches d’âges cumulent des difficultés (isolement, problèmes de mobilité, de garde d’enfant, etc.) pouvant conduire à la rupture des liens sociaux et à une aggravation de leur précarité qui obèrent leurs chances de rebondir.
Il y a ici un véritable enjeu quand on sait que le coût de l’exclusion sociale se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Il conviendrait d’agir le plus tôt possible pour éviter que ces jeunes ne tombent dans des trajectoires dont il sera très difficile de se sortir. De nombreuses associations font un travail formidable sur le terrain pour les aider à se raccrocher au système scolaire, retrouver une formation ou revenir sur le chemin de l’emploi. Mais tout l’enjeu réside dans la capacité à réinsérer ces jeunes de manière durable, et cela suppose un engagement plus fort de l’État, des partenaires sociaux et des collectivités territoriales.
Principales références
1. Collectif, 2023, « Que sait-on du travail ? », Presses de Sciences-Po : https://t.ly/ACGSm
2. Vie Publique, 2023, « Les politiques d’insertion professionnelle des jeunes : chronologie » : https://t.ly/8GVpQ
3. Vie Publique, 2023, « Insertion professionnelle des jeunes : un niveau de diplôme de plus en plus déterminant » : https://t.ly/Js7T5
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